– Au fait, tu y vas ? m'a demandé mon ami Albert.
– Où ça ? ai-je… répondu, surpris.
– Mais à l'enterrement !
– Quel enterrement ? Qui est mort ?
– Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a un enterrement et que tout le monde y va : Guigui, Gagou, Nanou, Nino, Roro, Riri…, tout le monde, quoi ! Alors, tu viens ou tu viens pas ?
– Je ne suis pas invité…
– Invité ?! Depuis quand faut-il être invité pour assister à un enterrement ? Les cimetières sont publics, comme les jardins : l'entrée est libre !
– Admettons. Mais je ne peux tout de même pas aller à un enterrement sans savoir qui on enterre !...
– C'est sans importance, c'est un détail ! Qu'importe le mort, pourvu qu'on ait la pompe (funèbre), pour paraphraser Baudelaire (*). C'est une occasion de se retrouver : il n'y en a plus tellement. Tu n'as pas envie de revoir les copains ?
– Si, bien sûr, mais au… cimetière…
- Pourquoi pas ? C'est un lieu de rencontre comme un autre. Et puis, les enterrements ne sont plus ce qu'ils étaient, ils se sont modernisés eux aussi : fini le noir, les larmes, les mines… d'enterrement, les pleureuses, les « nedêbê » qui se griffaient les joues en gémissant « hêyêhê ou nedbouhê… »… Tout ça, c'est le passé. On n'enterre plus en noir et blanc mais en couleur, on ne pleure plus, on rigole (doucement, faut pas pousser !). Le nouvel enterrement, c'est presque une fête, une fête avec un bémol, une fête un peu triste, mais juste un peu. Tu vas venir, n'est-ce pas ?
– Je vais voir. Je ne te promets rien.
– Mais si, tu vas me promettre ! On va bien s'amuser, tu verras…
*
Le lendemain.
– Ah ! te voilà. J'étais sûr que tu viendrais ! Viens, on va rejoindre les copains. Tu as vu comme il fait beau ? Ca va être un bel enterrement !...
– Mais de qui ? Tu sais maintenant ?
– Non, pas plus qu'hier. Pas moyen de savoir. Ils veulent peut-être nous faire la surprise…
– Elle risque d'être mauvaise, si on connaît le disparu…
– En tout cas, je sais que c'est pas toi, et tu sais que c'est pas moi : c'est déjà ça !...
– Je crois que le fourgon arrive.
– On ne va pas être fixé pour autant : le mort arrive dans son cercueil. Ne t'inquiète pas. On va bien finir par savoir !
*
Le fourgon s'arrête. Le cercueil est sorti et porté par des hommes en uniforme au bord de la tombe fraîchement creusée. Un rabbin s'approche d'un monticule sur lequel il va, sans doute, faire son oraison.
– Vous savez qui est-ce ? me demande quelqu'un.
– Comment ? Vous aussi vous ne savez pas ?
– Mais non, et je ne suis pas le seul : tous les gens à qui j'ai posé la question ont réagi comme vous.
– C'est pas possible ! C'est un canular ou quoi ?
– Le rabbin va parler, m'a dit Albert, en me faisant signe de me taire.
*
– L'enterrement auquel vous assistez, messieurs-mesdames, commença le rabbin, est une première. Tout le monde, je le sais, se demande qui nous a quitté. Ce n'est pas par goût du mystère que son identité n'a pas été jusqu'ici révélée… Vous allez comprendre pourquoi.
Le rabbin se dirigea vers le cercueil.
– Vous allez savoir…
Il souleva le couvercle du cercueil, qui n'avait pas été vissé. Une femme dans l'assistance poussa un cri.
– N'ayez pas peur, dit le rabbin. Approchez-vous, vous allez voir…
Les gens échangèrent des regards inquiets. Plusieurs s'en allèrent en jasant. Mon ami Albert me prit par le bras et me poussa vers le cercueil.
– Un peu de courage : on va savoir enfin !
Je le suivis presque malgré moi.
Le cercueil était… vide. Plus exactement, il ne contenait que des objets et des photos grand format. La main de mon ami se resserra nerveusement sur mon bras.
– Mais ce sont des photos de Sfax ! m'exclamai-je. Regarde, c'est la municipalité, et… l'hôtel des Oliviers, et… le Casino de la plage…
– Et ça, regarde… Mais ce sont des… briks, et des fricassés !
– Il y a aussi des boîtes de conserve : une boîte d'harissa de Nabeul, une boîte de thon de Sidi-Daoud…
– Mais c'est une plaisanterie ! s'écria mon ami.
- Pas du tout, dit le rabbin, qui avait entendu. C'est au contraire très sérieux. Vous assistez, messieurs-mesdames, au premier enterrement – à ma connaissance – du passé de quelqu'un. Un homme, victime d'une nostalgie démesurée, était au bout du rouleau. Son passé avait proliféré en lui comme un cancer qui fait des métastases, débordé de sa mémoire, empiété sur sa conscience, c'est-à-dire sur son présent. Cet homme vivait littéralement au passé : c'était spirituellement un véritable fantôme, son corps seulement étant parmi nous. Sfax, la ville de Sfax, où il avait passé sa jeunesse, était devenu le centre de ses pensées. Il voyait tout à travers Sfax, c'est-à-dire ne voyait plus rien.
Il reprit son souffle et poursuivit :
– Son cas était devenu désespéré. Il a eu la chance de tomber sur un psychiatre de pointe, qui a expérimenté sur lui un traitement inédit de la « nostalgite » (la maladie des déracinés), consistant à enterrer symboliquement le passé. Pour ce médecin, la nostalgie pathologique signifie que le passage du temps n'a pas été pris en compte, mais seulement « contourné », le malade rusant avec la réalité pour ne pas admettre que ce qui a été n'est plus. C'est aujourd'hui que le traitement touche à sa fin : cet enterrement est son point culminant. Grâce à vous, qui vous êtes prêtés, malgré vous c'est vrai, à ce simulacre, notre ami (nom censuré), que vous connaissez tous bien, est sur le point de sortir d'un long tunnel, de revenir à la vie. Soyez-en remerciés.
Les hommes en uniforme refermèrent le cercueil et le descendirent avec des sangles dans le trou. Un homme sortit alors de l'ombre, s'empara d'une petite pelle et versa du sable sur la bière renfermant les symboles de son passé. Il fondit alors en larmes et ses sanglots nous déchirèrent le cœur. Mais il poursuivit courageusement sa salutaire besogne.
– A vous maintenant, mes amis ! dit-il en se tournant, les yeux rouges, vers la petite foule.
Albert et moi prîmes le relais. Cette cérémonie était aussi ridicule, vue sous un certain angle, qu'émouvante. Les larmes aux yeux, nous jetâmes quelques pelletées dans la fosse où allait s'engloutir enfin le passé de (nom censuré).
*
Nous sommes sortis le cœur chaviré de cet enterrement pas comme les autres.
– J'ai eu l'impression, en versant le sable, d'enterrer mon passé avec le sien…
– J'ai eu la même impression, a dit mon ami.
– On l'avait donc nous aussi ?
– Quoi ?
– La nostalgite.
– On l'a toujours. Tous les Sfaxiens l'ont, à des degrés divers. La différence entre lui et nous est la même que celle qu'il y a entre les petits buveurs et les alcooliques. Il a tellement forcé sur la dose qu'il a fallu user des grands moyens pour le guérir. Si nous savons nous borner, nous n'aurons pas besoin de ce remède de cheval.
– Il faudra aller un peu moins souvent chez « Bob de Tunis »…
– … et espacer sans doute nos visites au Forum sfaxien.
– Non, non, non ! Tout mais pas ça ! Je préfère encore attraper la nostalgite aiguë, je veux dire grave !
– Je t'aurai prévenu !...
(*) « Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ! ».