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Yê hasra ! (La nostalgie est PLUS ce qu'elle était)
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22 avril 2011

Monsieur Charles

J'attaquais mon deuxième « fricassé » chez « Bob de Tunis » quand la porte s'ouvrit et l'homme entra. C'était un homme âgé, un peu voûté et qui avait quelque mal à marcher.

– Bonjour ! dit-il, d'une voix légèrement chevrotante, à la cantonade.
– Marhaba ! répondit Bob avec jovialité.

 Je compris alors qu'il s'agissait d'un client important, car au client ordinaire Bob disait seulement « bonjour » : commerçant dans l'âme, il réservait les « marhaba » (bienvenue, en arabe) aux meilleurs clients pour leur montrer l'importance qu'ils avaient à ses yeux.

– Comme d'habitude, Monsieur Charles ?
– Comme d'habitude, Bob, « kif mê el aadê » !
 Il aimait, comme tous les « Tunes », parler la langue du pays natal et perdu, et ne ratait pas une occasion de le faire.

« Monsieur Charles » prit place non loin de moi. Il est de toute façon difficile, chez Bob, tant c'est exigu, de s'asseoir loin de quelqu'un. Les pires ennemis sont obligés de se rapprocher le temps d'un sandwich ou d'un leblabi. Si un rapprochement doit avoir lieu un jour entre Israël et le Hamas, ce sera celui où leurs représentants auront au même moment la bonne idée de manger chez Bob.

Il enleva son manteau, dont je vis, sur la doublure, la marque : une grande. Son costume n'avait rien à envier à son manteau : du sur-mesure, à n'en pas douter. Des boutons de manchettes en or massif fermaient les manches de sa chemise, probablement en soie.

Pas de doute, cet homme était riche, et d'une richesse bien acquise, en tout cas ancienne, car il la portait aussi sur son visage racé de « grênê », c'est-à-dire de juif « livournais ». Et c’était un vrai riche, puisqu'il n'avait pas peur de frayer dans cette gargote avec la pauvreté.

Je croisai son regard. Il me sourit avec bienveillance. Il y avait autant de bonté dans ses yeux embrumés que de tristesse, de mélancolie, de nostalgie, une immense nostalgie.

La serveuse vint déposer sur la table des briks aux pommes de terre avec de la kémia, puis un « huitième « de boukha et une bouteille de « Mornag »…

– Bon appétit ! dis-je poliment au monsieur.
– Merci, monsieur, répondit-il aimablement.

Il se versa de la boukha, porta le verre à ses lèvres et se mit à… sentir. Puis il se versa du vin, qu'il se contenta, à nouveau, de flairer.

Je l'observais indiscrètement, malgré moi, un peu honteux de mon indiscrétion, mais c'était plus fort que moi.

Déposant le verre de vin inentamé, il prit une brik, la porta à son… nez et la… huma, le regard perdu sans doute dans un passé lointain. Puis la serveuse revint.
– Vous avez fini ?
– Oui.
– Ca allait ?
– Comme d'habitude !
– Je vous sers la suite…

Elle lui servit un poisson complet, vraiment complet, avec œuf, testira et tout ce qui s'ensuit. Le regard de l'homme brilla et je crus apercevoir le bout de sa langue pointer à travers ses lèvres minces.

Il découpa lentement un peu de poisson, le piqua avec sa fourchette, le plongea dans l'oeuf, la sauce tomate et latestira, puis, une fois de plus, au lieu de manger ou de boire, renifla.

Fasciné par ce spectacle singulier, je le regardais sans vergogne, en oubliant de manger. Le manège se poursuivit jusqu'à la fin du « repas ». Une gnawiyê appétissante succéda au poisson, qu'il dévora… des yeux et du nez. Puis on lui servit le dessert : un plat de pâtisseries typiques (deblê, zlêbiê, harichê…), auxquelles il fit de la même façon honneur. On lui apporta enfin un thé à la menthe et aux pignons qu'il… sentit longuement. Il fit entorse à sa règle en buvant le café – sans sucre – qui conclut cette grande bouffe… imaginaire.

N'y tenant plus, je cédai au désir qui me consumait d'éclaircir le mystère.
- Excusez-moi. Vous allez me trouver bien curieux, et vous aurez raison : je le suis terriblement. Vous n'avez rien mangé, seulement regardé et reniflé les plats : qu'est-ce que ça signifie ?

« Monsieur Charles » s'essuya la bouche – par habitude – avant de me répondre.
- Ca signifie d'abord que je suis vieux et malade – diabète, cholestérol, urée… – et que mon médecin m'interdit de manger cette nourriture-là, qui, à cause de mon état de santé, équivaut à du poison.
- Et alors ?...
- Alors, je me suis rendu compte que manger réellement n'était pas indispensable, que l'odeur et la vue des plats dont je raffole pouvait me procurer sinon un plaisir véritable, du moins un véritable ersatz de plaisir.
- Continuez…

Il but une gorgée d'eau et reprit.
- Allant plus loin, je me suis aperçu que mon plaisir venait moins de la nourriture elle-même que des sensations qu'elle réveillait : que les plats tunisiens étaient ma madeleine de Proust, que manger tunisien n'était au fond que le moyen de retrouver le temps perdu. A mon âge, on n'a plus d'avenir, même pas de présent : on n'a que son passé. A mon âge, on ne vit plus, on revit. J'ai accumulé, heureusement – c'est ma vraie richesse –, de beaux souvenirs. A moins que je les aie embellis... Mais qu'est-ce que ça change ? Vrais ou faux, ce ne sont que des souvenirs, c'est-à-dire des vues de l'esprit. Les émotions que ces souvenirs suscitent, elles, sont réelles et actuelles…

Il se leva péniblement et déplia une canne pliante que je n'avais pas remarquée.
- Où allez-vous ? ne pus-je m'empêcher de lui demander ?
- Où voulez-vous que j'aille ? Je vais manger. Manger la nourriture qui m'est permise. Il faut bien vivre. C'est ce qu'on dit et qu'on croit, car enfin nul ne vous y oblige…
- Vous avez l'air d'aimer la vie…
- C'est vrai, celle que j'ai eue. Si j'aime ma vie actuelle, c'est dans la mesure où elle me permet de revivre intérieurement ma vie antérieure. Les enfants rêvent, les vieillards aussi. Les premiers rêvent à ce qu'ils feront plus tard, les seconds à ce qu'ils ont fait plus tôt. Ce sont les adultes qui ne rêvent pas. Je n'ai jamais été adulte.
- Moi non plus, et je ne m'en porte pas plus mal, au contraire !
- Au revoir, Monsieur, me dit-il de sa voix fatiguée et douce.

Il régla et partit en m'adressant un dernier sourire.
- Au revoir, et à la prochaine ! dit Bob avec une chaleur un peu forcée.
Il se tourna vers moi.
- Mais vous n'avez presque rien mangé…
- J'ai fait mieux que ça : j'ai fait la connaissance de Monsieur Charles !

  

(Août 2009)

  

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