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Yê hasra ! (La nostalgie est PLUS ce qu'elle était)
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17 août 2010

A la retrouvaille du temps perdu

ou Le génie de la lampe à pétrole

(Récit de science-friction)



Quel est notre plus grand regret, nous de la Diaspora sfaxienne ?

Non, ce n'est pas d'avoir quitté, perdu Sfax : c'était inéluctable, et à l'inexorable, on se résigne naturellement, comme à la vieillesse et à la mort. Ce que nous regrettons de n'avoir pas fait, c'est ce que nous aurions pu faire, si nous avions su, ou si nous avions voulu.

Notre plus grand regret, c'est de n'avoir pas assez joui de Sfax lorsque nous y vivions : d'abord, parce que nous ignorions - ou doutions - que nous devrions partir; ensuite, parce que nous ne nous rendions pas compte de la chance que nous avions d'habiter Taparura, faute d'avoir connu le reste du monde - la France notamment - ailleurs que dans les livres, au cinéma ou au cours de brèves (elles le sont toujours) vacances, au l'on ne voit évidemment jamais l'envers du décor.

C'était donc, les choses étant ce qu'elles furent, inévitable. Mais cette fatalité n'est pas du même ordre que la vieillesse et la mort : il aurait pu en aller autrement. Or, ce qui aurait pu être autre ne peut-il pas encore changer ?

C'est la question que je me posais un soir dans le grenier où je me détends, à mes heures creuses, en fouillant dans le véritable capharnaüm qu'est cet endroit, à la recherche de quelque objet inconnu ou oublié pouvant exciter mon imagination ou réveiller ma nostalgie (tout Diasporien qui se respecte est un peu maso).

Soudain, une lampe, une lampe à pétrole d'un autre âge, me tombe sous la main. Qu'ai-je fait, machinalement ? Je l'ai frottée pour enlever la poussière qui recouvrait peut-être une inscription intéressante, ne fût-ce que la marque de l'objet - ç'aurait été toujours ça... d'appris.

A ce moment précis, une espèce d'explosion sourde a eu lieu, accompagnée d'un éclair éblouissant. Puis une colonne de fumée est sortie de la lampe, prenant progressivement forme... humaine.

- Je suis le Génie de la lampe à pétrole, tonna subitement une voix sépulcrale. Je peux réaliser ton rêve le plus fou. Dis-moi quel est ce rêve, j'en ferai une réalité...

Sans même réfléchir, j'ai répondu :
- Mon rêve le plus fou n'est pas de retourner vivre à Sfax (ce rêve est tellement fou qu'il est à l'asile pour le restant de ses jours), c'est de ne plus regretter de n'en avoir pas assez joui lorsque j'y vivais. Peux-tu, Génie, me débarrasser de ce regret... sans me faire perdre, bien sûr, la mémoire ?
- Je vais te donner les moyens de réaliser ton rêve. Tu pourras intervenir trois fois dans ton histoire antérieure. L'histoire ne se refait pas... dans les grandes lignes; mais le détail, c'est important. A toi de trouver les trois points de détail qui comptent et de les modifier dans le sens de ton souhait...

*

Sfax, 1962, lycée de garçons de la route de Gabès. Je me revois adolescent, aussi fier que timide (ça va de pair), me demandant quel serait le moyen le moins... humiliant - en cas de réaction négative - d'aborder une adolescente qui m'empêchait de dormir, de manger et de travailler…

- Il te suffira d'imaginer le moyen d'intervention de ton choix pour qu'il se matérialise, m'avait dit le Génie.

Je connais le déroulement de l'histoire, comment en modifier un petit peu le cours ?

Je m'approche de la jeune fille, avec mes... quarante ans, méconnaissable, donc, en principe.

- Salut ! Tu sais, ce garçon, mon neveu, il est complètement toqué de toi. Il ne dort plus, il ne mange plus, il boit à peine, et il ne travaille plus. Ca ne peut plus continuer ; il faut faire quelque chose. Quelque chose qui, bien sûr, ne te compromettra pas, s'il n'est rien pour toi. D'ailleurs, c'est un rêveur; il ne doit même pas savoir comment on compromet une fille. Il vit dans le rêve, mais le rêve a besoin d'un peu de réalité, comme le mensonge d'un peu de vérité. Si tu pouvais faire quelque chose qui lui permette d'imaginer que tu es amoureuse de lui, tu ferais une bonne action...

Elle me regarde, pensive. Va-t-elle me... reconnaître ? J'ai le sentiment qu'elle fait, inconsciemment, le rapport. Mais la vérité dépasse l'entendement, et il est hors de question, me dis-je, qu'elle l'envisage.

- Alors, c'est d'accord ? demandé-je.
- On verra...
- C'est maintenant ou jamais. Regarde-le : il n'en peut plus...
- C'est bon, fait-elle.

Et elle s'en va vers... moi, 27 ans plus tôt ; elle m'adresse la parole, sous un prétexte quelconque, et je rougis à m'en calciner les oreilles. Mais enfin, je suis aux anges, et je m'enhardis de plus en plus : quand la glace est brisée, le timide oublie... sa timidité.

Je fais un clin d'oeil complice à l'adolescente, qui me sourit en coin.

Certes, les choses resteront, pour l'essentiel, ce qu'elles ont été… Mais c'est des détails qu'on se souvient : si je l'embrasse une fois seulement, je m'en souviendrai toute ma vie. Un bon souvenir de plus, un regret de moins. Et d'un !

*

Sfax, Casino de la plage, 1968. Une fille, encore, décidément !...

Ah ! celle-là, elle avait hanté l'été de mes vingt ans, qui fut à la fois le plus beau et le plus triste. Le plus beau parce qu'elle était là, le plus triste, parce qu'elle est repartie... avec l'été (et mes vingt ans), sans qu'il se fût rien passé de... tangible entre nous : ayant le coeur de l'escalier (comme tous les timides), je ne m'étais rendu compte qu'au tout dernier moment de l'importance qu'elle avait prise dans ma vie, et j'étais envahi par le regret de n'en avoir pas eu plus tôt conscience - ce qui m'aurait incité à... concrétiser la relation évanescente que nous avions. Auparavant, j'avais passé le plus clair de mon temps à justifier ma timidité en faisant l'inventaire de ses... défauts. Voilà donc qu'à la veille de son départ, je découvrais, d'un seul coup, ses qualités et son... charme.

Non, les choses ne se passeront pas comme ça ! On a retrouvé le temps perdu, on va maintenant le changer !

Je me retrouve donc, au Casino, un samedi soir, me demandant, une fois de plus, comment j'allais passer à l'acte, je veux dire - on était encore prude en ce temps-là - simplement l'embrasser (furtivement) en dansant sur
"A whiter shade of pale", de préférence...

Comment... faire ?

Je m'approche du chanteur-animateur de l'orchestre, qui vient d'arriver, en espérant que lui aussi ne me reconnaîtra pas ... sinon, il risque de perdre la raison, me dis-je.

- Il faudrait faire un jeu, le jeu du baiser : la fille embrasse son cavalier sur la bouche quand tu donneras le signal. Les gens adorent ça, tu verras, ça va faire un tabac ! ...

Un peu étonné; il hésite un moment, consulte ses collègues, puis me signifie son acquiescement.

- A mon signal, la cavalière embrasse son cavalier... sur la bouche, évidemment ! Un, deux, trois, partez !

Elle... part comme une flèche sur ma bouche et y plante la sienne. Et je comprends, vingt et un an après, que, sous ses dehors assez indifférents, elle partageait, pour le moins, mes sentiments pour elle. Misogynie à part, la femme est vraiment douée pour la dissimulation et le mensonge. Quand on n'a pas la force, il faut bien avoir la ruse, évidemment...

L'été sera chaud, espéré-je. Bien sûr, elle repartira, et l'aventure, quoi qu'il se passe, restera sans suites... Mais ce qui se sera passé enchantera longtemps ma mémoire, et c'est plus que beaucoup.

Je quitte, rassuré, l'été 68. Un autre regret de moins. Et de deux ! Il me reste une dernière carte; il faut bien la jouer...

 *

Sfax, jardin public, 1970. Une... fille, toujours, une Bulgare, la fille d'un médecin... gorbatchévien avant la lettre, car sa fille n'avait rien à envier, question liberté d'esprit... et de corps, à ses amies "européennes" de Sfax vivant à l'heure occidentale. 

On tourne un petit film sur un scénario bidon, le but étant de fixer sur pellicule nos vingt (et quelques) ans en mouvement.

Je suis, entre deux prises de vues, seul avec elle, à proximité d'un banc. Il fait beau, l'automne brille de tous ses feux, l'automne, ma saison, la saison la plus mélancolique, donc la plus poétique, celle qui me dispose le plus à l'amour...

Je me souviens que je n'ai pas osé m'asseoir et l'inviter à me rejoindre. Et les choses en restèrent là. Avec un regret... béant. On va essayer de le combler, bon Dieu !

Oui, mais comment ?

Je me métamorphose - ça va tout seul, suffit d'imaginer - en touriste nippon bardé de... Nikon, qui tient absolument à donner une âme au paysage qu'il veut photographier.

- Ces très honorables jeunes gens auront-ils l'extrême amabilité de s'asseoir sur ce banc afin que je puisse les photographier dans ce cadre enchanteur ? Je leur enverrai bien sûr une reproduction !...

Ils s'assoient.

Euh..., fait le touriste d'opérette, pourriez-vous vous tenir par la main ? Ca fera, euh, plus joli...

Ses désirs sont des ordres. Exécution.

- Parfait...

Il - c'est-à-dire je - prend une série interminable de photos. Entre-temps, ils se sont piqués au jeu, jusqu'à en oublier ma présence. Alors, je m'éloigne discrètement des deux amoureux.

Et de trois !

*

Je me retrouve, sans transition, dans mon grenier.

- C'est fini, dit le Génie d'une voix morne.
- Déjà ?
- Les meilleures choses ont une fin, répond-il avec philosophie.

Et il revient dans la lampe, qui disparaît, je ne sais comment, dans le capharnaüm et que je ne retrouverai plus.

Ai-je rêvé ?

Je me précipite sur mon journal intime de l'année 1970 (j'ai commencé en 1969 à consigner mes états d'âme). Je cherche fébrilement. C'était en automne... en... en octobre, c'est ça. "Octobre 1970". Je feuillette nerveusement le cahier jauni. "25 octobre". Je lis: "On a tourné le film au jardin public. Il fallait absolument que j' "attaque" enfin, avec Tatiana ; l'attente est devenue insupportable. Mais, voilà, toujours cette foutue timidité!... Au moment où je désespérais, un touriste japonais a surgi... de nulle part - on eût dit une apparition - et son intervention providentielle a... débloqué la situation."

C'est incroyable! Mais... indéniable: c'est bien moi qui ai écrit ça. Quand ? Pas en 1970, puisque cela n'a pas eu lieu, j'en suis sûr, certain, merde ! (Passez-moi l'expression.)

Pourtant, c'est bien mon écriture de l'époque, et l'encre est aussi sèche qu'aux autres pages du cahier...

Et si les choses s'étaient réellement passées comme ça ? me dis-je, dans un état où la frontière entre le réel et l'imaginaire n'est plus très distincte... Du reste, cette frontière n'est-elle pas aussi arbitraire que les frontières qui séparent les nations ?

S'il a été modifié, quand mon journal l'a-t-il été et par qui ? Et s'il ne l'a pas été, et que les choses se sont réellement passées ainsi, comment expliquer que je... pensais qu'elles s'étaient déroulées autrement ?

Il n'y a pas, ce me semble, de réponse à ces questions. Ce qui est certain, toutefois, c'est que la modification de mon passé ne pouvait être crédible que si les vestiges mêmes de l'époque en portaient la trace; sinon, qu'est-ce qui aurait prouvé la réalité du changement ?

C'est le pourquoi ; le comment, peu importe. L'important, c'est que mon passé n'est plus ce qu'il était, ni ma... nostalgie. Des blessures douloureuses se sont refermées – relativement. Mais le relatif, dans la relativité de l'existence, n'est-il pas proche de l'absolu ?




René Bellaïche

Publié dans la Diaspora sfaxienne en 1991.

 

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Commentaires
M
Cher monsieur<br /> <br /> Votre blog fera sûrement long feu... sur Sfax, aidé en cela pat votre lampe magique ainsi que par l'appel publicitaire pour la christianisation des tunisiens, publié sur cet espace offert par "google".<br /> <br /> Je vois que cet article et d'autres ont déjà fait l'objet de publication sur d'autres supports relativement nobles. je ne sais si leur réédition ici témoigne de la dégradation de leur qualité ou d'un désir de votre part de naviguer dans des eaux plus profondes pour ne pas dire plus dangereuses.
V
Tout a fait par hasard je tombe sur votre blog, (enfin presque j'ai trouvé l'adresse sur le forum sfaxien)<br /> Je me disais qu'un petit coucou au passage ne fera pas de mal a personne.<br /> Bonne journée.<br /> Celui qui a 3 fois 20 ans.
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