La rbaïbiya
La Tunisie est en Afrique du Nord, qui pour être du Nord n’en est pas moins Afrique. Et qui dit Afrique, dit animisme. Bref, il y avait, en Tunisie, dans la population indigène – donc juive, les juifs faisant depuis des siècles, voire des millénaires, partie du paysage de l’Ifriquia – , un fond de croyances animistes dans lesquelles mon enfance a baigné. La croyance au mauvais œil fait partie, sans doute, de ces croyances. La croyance aux « jnouns » (esprits souterrains) aussi.
Les femmes – traditionnellement plus superstitieuses que les hommes – se réunissaient un après-midi chez l’une d’entre elles, l’organisatrice de la « rbaïbiya », celle qui avait donc, en principe, la conscience la plus chargée. On engageait un « orchestre » de musiciennes-chanteuses – noires, sauf exceptions – qui, s’accompagnant au « bendir » (tambour nord-africain), chantaient, sur un rythme lancinant, des mélopées mystérieuses et envoûtantes. Les femmes de l’assistance dansaient de plus en plus convulsivement, jusqu’à entrer en transes. Alors, après un crescendo pathétique, au paroxysme de la transe, elles s’écroulaient souvent, comme vidées de leur énergie, mais délivrées aussi du… démon (du malin, du mal) que la musique et la danse avaient chassé d’elles-mêmes.
Après un temps plus ou moins long, elles revenaient à elles, allégées du poids de leurs péchés et… transfigurées. Quand tout le monde avait dansé, la « rbaïbiya » prenait fin. En guise de conclusion, les chanteuses-musiciennes défilaient dans la maison, de pièce en pièce, en chantant et tambourinant, suivies par la maîtresse de maison portant un « canoun » dans lequel brûlait de l’encens (« ouchek », « jêwi », « nêd »…). Puis tout le monde partait, sauf, bien sûr, les gens de la maison, d’une maison débarrassée de ses mauvais esprits et réconciliée avec ses… « jnouns ». Jusqu’à la prochaine… fâcherie
Qu’est-ce qui faisait tomber ces femmes en transes ? L’épuisement ? Peu probable : beaucoup de gens dansent toute la nuit en accusant à peine la fatigue. Il y a une autre explication, plus vraisemblable : ces femmes plongent tellement dans leur inconscient, la transe aidant, qu’elles en perdent, finalement, conscience et s’endorment littéralement, comme hypnotisées.
Enfant, le spectacle de ces femmes en transes, les yeux fermés (je crois bien), qui s’agitaient de plus en plus vite et qui tombaient finalement à terre, comme foudroyées, ce spectacle me troublait beaucoup. A cause de la danse et de la transe, de la transe-en-danse en un mot, danse… macabre puisqu’elle se terminait par une sorte de mort, même si cette mort n’était pas définitive. Ce spectacle me révélait en fait deux choses désagréables que j’aurais préféré ignorer et que j’avais d’autant plus besoin de connaître : 1) qu’une partie de nous est obscure, qu’elle peut nous échapper, nous trahir, nous perdre ; 2) que la vie peut s’arrêter. Un mot résume ces deux choses : le Mal.
Non seulement je ne regrette pas d’avoir découvert très tôt le Mal, mais je m’en félicite. Parce que sa découverte m’a fait prendre conscience que le bien ne va pas de soi, qu’il n’est jamais acquis, qu’il faut sans cesse le préserver du mal ou le reconquérir, qu’il dépend donc, finalement, de nous. La découverte du Mal précède la découverte de la responsabilité, c’est-à-dire de la liberté. Cacher le Mal aux enfants, c’est les empêcher de grandir. Ce qui est le pire des… maux.
René BELLAICHE
(Publie dans la "Diaspora sfaxienne" et dans le "Forum sfaxien")